Patinoire est-il un mot québécois ?
C’est à partir de la seconde moitié du 19e siècle que le patinage devient une activité de loisir très populaire, en France comme au Québec. Pour nommer une piste, un espace circulaire où l’on fait du patin, la France emprunte à l’anglais au début des années 1870 le mot skating rink, que les Québécois traduisent d’abord par rond à patiner.
Quelques années plus tard, l’avocat et journaliste québécois Alphonse Lusignan (1843-1892) propose le mot patinoir, sur le modèle de dortoir (lieu on l’on dort), fumoir (lieu où l’on fume) ou trottoir (lieu où l’on trotte). Le mot est donc au départ masculin et est attesté dans le Glossaire franco-canadien d’Oscar Dunn dès 1880. On remarquera le ton moqueur de Dunn qui souligne, en plus de l’utilisation d’un anglicisme par les Parisiens, leur difficulté à adopter l’accent anglais.
On trouve couramment le mot patinoir au masculin dans les journaux québécois à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle.
Le patin a pris depuis l’an dernier une vogue extraordinaire, et le nombre des patinoirs s’est pour le moins triplé depuis un an. L’Arena, une construction spécialement consacrée aux joueurs de hockey, est l’un des plus beaux édifices du genre.
(La Presse, 31 décembre 1898, in TLFQ)
Tout-à-coup, Dicky Boon arrêta le puck au centre du patinoir et le lança vers les gaules. La rondelle monta jusqu’aux lampes électriques et retomba droit dans le filet.
(La Patrie, 22 janvier 1903, in TLFQ)
Les hommes de défense ne faisaient pas de course; ils limitaient leur travail à s’emparer du « puck » et à l’envoyer au bout opposé du patinoir en soulevant la rondelle.
(Le Soleil, 2 janvier 1913, in TLFQ)
Un patinoir devient une patinoire.
À peu près à la même époque, le mot est adopté par la France, qui le féminise. L’influence du modèle dominant français incitera peu à peu les Québécois à modifier leur usage et à utiliser à leur tour patinoire, au féminin.
Cette transformation se fera graduellement au Québec et ne sera pas facilement acceptée par tout le monde. Le chroniqueur linguistique Narcisse Degagné, qui écrivait dans Le Progrès du Saguenay, publié à Chicoutimi, a protesté contre la féminisation du mot patinoir pendant des décennies, n’acceptant pas que la France modifie un mot créé au Québec, et en plus pour désigner une activité qu’elle ne pratique pas, ou si peu. Il espérera même, en vain, une résistance de la jeunesse québécoise.
Patinoir ou patinoire? Ni l’un ni l’autre n’est proprement français, c.-à-d., de France, où le mot n’existe pas plus que la chose. Nous avions créé patinoir, terme masculin, qui ne laissait rien à désirer, lorsqu’on s’avisa de lui substituer patinoire, au féminin. La trouvaille date d’hier, et elle a fait fortune. Je cherche en vain ses titres. Je crois que nos jeunes gens ne s’habitueront pas à la patinoire, et continueront d’aller au patinoir. À mon avis, ils feront bien.
(Narcisse Degagné, 26 décembre 1927, in ChroQué)
[…] du jour au lendemain, le radio a fait place à la radio, on n’a jamais su pourquoi, le patinoir à la patinoire, inventée par les Français, qui n’ont jamais patiné.
(Narcisse Degagné, 17 août 1933, in ChroQué)
Je ne sais quelle fantaisie imposa tout à coup patinoire : une patinoire au lieu d’un patinoir. Celui-ci reviendrait que j’applaudirais, pour ma part. Outre l’usage ancien, ce serait revenir à un vocable qui parait plus naturel et plus conforme à l’analogie. C’est aussi l’avis du Glossaire canadien, qui donne ces bons exemples : fumoir, dortoir, boudoir, promenoir, etc., tous endroits destinés à un usage particulier. Ainsi patinoir, endroit où l’on patine.
(Narcisse Degagné, 1er février 1940, in ChroQué)