Un mot, deux destins
Le mot beurrée a connu une trajectoire particulière. Au moment du peuplement de la Nouvelle-France, au 17e siècle, il est utilisé par tous les francophones et a comme unique signification, ainsi que l’atteste la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, une « tranche de pain sur laquelle on a étendu du beurre ». Toutefois, il connaîtra un sort différent en Amérique et en Europe.
Commençons par suivre le mot beurrée en France, où il est peu à peu remplacé par tartine au cours du 20e siècle.
Son déclin est facile à suivre d’un dictionnaire à l’autre. Au 19e siècle, Émile Littré décrit le mot dans son dictionnaire sans lui accoler de marque temporelle, supposant qu’il est alors d’usage courant. Il cite la marquise de Sévigné, femme de lettres française du 17e siècle, sans doute pour souligner l’intemporalité du mot.
À la fin du 20e siècle, le Trésor de la langue française (TLF) atteste aussi le mot beurrée, mais le dit « vieilli », ce qui veut dire qu’il tend à sortir de l’usage, n’étant plus utilisé chez les jeunes générations, mais étant encore présent dans le discours des personnes plus âgées. Le TLF cite d’ailleurs Marcel Proust, auteur français bien connu du début du 20e siècle, et précise que l’ « on dit plus couramment tartine beurrée » que beurrée.
Quelques décennies plus tard, Le Petit Robert indique deux acceptions au mot beurrée : la première, la « tartine de beurre », est accompagnée du marquage « vieux ou régional »; la seconde est dite propre au français du Canada. Quand un mot est dit « vieux » par un dictionnaire, c’est qu’il est considéré comme n’étant plus utilisé, et n’est souvent attesté que pour qu’on puisse en comprendre le sens lors de la lecture de textes plus anciens. C’est la dernière étape avant sa sortie du dictionnaire. Mais les marques « régional » et « Canada » présentes dans Le Petit Robert laissent entendre que le mot beurrée serait plus vivant de l’autre côté de l’Atlantique.
Poursuivons en Amérique, où le mot beurrée n’a jamais perdu de sa vitalité et n’a jamais été concurrencé par tartine.
En fait, au Québec, beurrée est à ce point bien implanté qu’en plus de la tranche de pain beurrée, il désigne aussi, par extension, toute tranche de pain couverte d’une matière tartinable. On dira ainsi une beurrée de confiture, une beurrée de cretons, une beurrée de miel et… une beurrée de beurre.
Cet emploi n’est pas totalement inconnu en France et semble présent dans certaines régions, mais il n’est pas attesté par les dictionnaires généraux français. Au Québec, on le trouve dans les dictionnaires dès la fin du 19e siècle, aussi bien chez Sylva Clapin, qui atteste une beurrée de confiture, que chez Raoul Rinfret, puriste, qui critique l’emploi de beurrée plutôt que de tartine quand la tranche de pain est couverte d’autre chose que du beurre.
Plus tard, le mot beurrée prend au Québec un sens métaphorique qui exprime l’abondance, mais en contexte négatif.
On le trouve dans les expressions coûter une beurrée, qui veut dire « coûter très cher », et attendre une beurrée, qui veut dire « attendre très longtemps ».
Avec le temps, l’expression attendre une beurrée sera de moins en moins utilisée, alors que coûter une beurrée deviendra usuelle en français québécois, au point d’être encore courante au 21e siècle et attestée dans le dictionnaire Usito.